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Apesar de você :
une samba antikaki

Benoît Merlin le 15/07/2025

6 min de lecture 🧠   Niveau « J'y connais rien »

En 1970, Chico Buarque compose Apesar de você, une chanson qui va devenir l’emblème de la résistance de la jeunesse brésilienne. Depuis six ans, le pays vit sous le joug de la dictature militaire. L’armée et la police sont autorisées à arrêter et à emprisonner, sans contrôle judiciaire, les opposants au régime. Le Brésil s’enfonce dans les « anos de chumbo », les années de plomb. Malgré l’oppression, Apesar de você n’est pas un chant de révolte, de colère. C’est une samba dansante et enjouée, déclinée par de chaleureux accords de guitare acoustique, rythmée par les percussions (pandeiro et tamborim) et les sons étranges de la cuíca, ce tambour à friction qui rappelle les cris de singe. Un titre parfait pour les soirées sur les plages de Copacabana. En apparence, Apesar de você  (« Malgré toi » en portugais) raconte une querelle amoureuse. Rien de subversif, constate la Division de censure des divertissements publics (DCDP).

Du plomb dans la bossa nova

1970. Francisco Buarque de Hollanda, dit Chico Buarque, rentre d’exil, après une année et demie passée en Italie. Il a 27 ans et a mal vécu ces mois de solitude loin de son pays. L’ex-étudiant en architecture, devenu chanteur populaire, a fui Rio de Janeiro pour échapper aux représailles de la junte militaire. Sa carrière artistique a débuté en 1964, la même année que le coup d’État imposant la dictature (1964-1985). Deux ans plus tard, il connaît un premier succès avec A Banda, une bossa douce-amère sur le passage d’une fanfare en ville, les habitants oubliant leur « désenchantement » et leur « souffrance » le temps du défilé. 

C’est le début de la « Chicomania », les femmes se ruent aux concerts de cet éphèbe aux yeux bleus, issu d’une bonne famille. Pourtant, Chico ne se sent pas à l’aise dans ces habits de beau gosse de la bossa. Il prend ses distances avec la bienséante bossa, de plus en plus déconnectée des réalités du pays. Celui qu’on présentait comme le gendre idéal durcit sensiblement le ton et se tourne vers sa version modernisée, la musique populaire brésilienne (MPB), et le tropicalisme des Caetano Veloso, Gal Costa, Gilberto Gil, etc. qui critiquent ouvertement la junte, sur fond de métissage musical entre les rythmes traditionnels brésiliens et les sons occidentaux, tels le jazz, le funk et le rock. La Division de censure des divertissements publics surveille ce garçon qui tourne les autorités en ridicule. Les censeurs lui reprochent « l’action psychologique menée sur le public par un groupe de chanteurs et de compositeurs d’orientation philo-communiste. » (1) 

Le 26 juin 1968, à Rio de Janeiro, Chico participe à la Marche des cent mille, une manifestation de protestation contre la dictature et la répression policière. Chico Buarque est arrêté dans la foulée et séjourne plusieurs mois en prison. Libéré, il entame une tournée en Italie et décide de s’y réfugier. 

Jeu du chat et de la souris

De retour de son exil européen, Chico découvre que rien n’a changé. Révolté, il compose Apesar de você, une chanson a priori inoffensive sur des amants qui se déchirent. Il semble conter l’histoire d’un mari sous l’emprise d’une femme tyrannique. Premiers vers : « Aujourd’hui, c’est toi qui commande / Il n’y a pas de discussion, non ». En réalité, derrière ce couple, Buarque évoque la relation entre les dirigeants et la population, en utilisant le double sens, cher aux artistes caribéens et sud-américains. « Mon entourage aujourd'hui parle de côté / Et en regardant par terre, il vit ». Par « entourage », Chico sous-entend le peuple

À la fin de ce premier couplet, il prévient : « Toi qui as inventé le péché / Tu as oublié d’inventer le pardon ». Réponse de l’auteur aux militaires qui justifient leur coup d’État en invoquant une « révolution rédemptrice ».
Au fil des vers, Chico l’intello - il est également romancier et dramaturge - sort les griffes et se fait de plus en plus menaçant. Troisième couplet : « Le moment venu, ma souffrance / Je te facturerai des intérêts, je le jure / Tout cet amour refoulé, ce cri contenu / Cette samba dans l’obscurité ». Toujours d’une voix de velours sur des accords pincés et caressés. Seules les frappes sèches des percussions, entraînantes, rappellent des claques. Et cette samba qui disparaît dans le noir de « l’obscurité », tâchée du sang des contestataires, ne se pare-t-elle pas des couleurs révolutionnaires ?

La dictature croquée en « femme autoritaire »

La censure n’y voit que du feu. Chico Buarque vend plus de cent mille exemplaires de sa chanson, tourne dans tout le pays et passe à la télé, notamment dans l’émission Ensaio sur TV Tupi São Paulo, en 1971, avec le groupe MPB4. Il faudra un mois aux manieurs de ciseaux pour saisir la portée de ce texte et l’interdire. Non, il ne s’agit pas d’une « femme autoritaire », comme l’avait prétendu Chico lors d’un interrogatoire de la DCDP... Les policiers perquisitionnent le siège de Phillips, producteur du disque, et détruisent toutes les copies. Mais cela n’entrave pas la vie de cette chanson, qui devient l’hymne de la jeunesse : on l’entonne dans les cafés, durant les rencontres étudiantes, on la scande lors des manifestations. Dans certains spectacles, les musiciens la font reprendre en chœur par le public. Certains auditeurs ont saisi les paroles et le sens caché de cette chanson dès sa diffusion sur les ondes, d’autres l’ont découvert suite à son interdiction par la censure. Tous se reconnaissent dans cette expression « Malgré toi », passant de la douce résistance poétique à la menace sous la plume de Buarque. Pas un mot n’est ouvertement politique. Protégé par sa popularité, l’artiste joue également au chat et à la souris avec ses censeurs en utilisant le pseudo de Julinho da Adelaide pour diffuser ses nouveaux titres. 
Le peuple aura le dernier mot. L’artiste le prédit dans son dernier couplet : « Malgré toi, demain sera un autre jour / Tu vas devoir voir le matin renaître et répandre sa poésie / Comment vas-tu l’expliquer en voyant le ciel s’éclaircir, soudainement, impunément ? / Comment vas-tu étouffer notre chœur prêt à chanter devant toi ? / Malgré toi, demain sera un autre jour ».

En 1978, lorsqu’il réenregistre ce succès avec le groupe MPB4 et le chœur féminin Quarteto em Cy, sans changer une seule phrase, la censure ne bronche pas. Un an plus tard, la loi d’amnistie, approuvée par le Parlement le 22 août 1979, autorise le retour des exilés politiques, marquant un premier pas vers le retour progressif à la démocratie. Les Brésiliens, tout comme la samba de Chico Buarque, sortent enfin de l’obscurité.

Droits humains

Par Benoît Merlin

Notes :
(1) Archives publiques de l’État de Rio de Janeiro du 23 août 1967.

À visionner : https://www.youtube.com/watch?v=xbH2E1XfscA&list=RDxbH2E1XfscA&start_radio=1. Chico Buarque avec le groupe MPB4 dans l’émission Ensaio sur TV Tupi São Paulo, en 1971.

Copyright des photographies :

  1. © Rafaela Biazi
  2. © Archives de l'artiste

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