
Bring him back home :
le souffle de la nation arc-en-ciel
Pionnier de l’afro-jazz, artiste-activiste combattant la ségrégation raciale qui sévit en Afrique du Sud, le trompettiste Hugh Masekela s’impose comme la voix et le souffle de la lutte antiapartheid avec sa chanson Bring Him Back Home (Nelson Mandela), extraite de l’album Tomorrow, sorti en 1987. Et si demain, l’Afrique du Sud chantait enfin à l’unisson ?
Le blues des gueules noires
En musique, les blanches et les noires composent une même partition. En Afrique du Sud, ces couleurs ne se mélangent pas. Hugh Masekela ne cesse de le déplorer dans ses morceaux tout au long de sa carrière.
Au mitan des années 80, lorsque le trompettiste écrit son célèbre appel à la libération de « Madiba », le surnom tribal de Nelson Mandela, cela fait plus de deux décennies que le musicien est en exil. Dès 1960, il a fui son pays pour échapper au régime ségrégationniste du Premier ministre Hendrik Verwoerd, qualifié de « grand architecte de l’apartheid » (1). Face aux émeutes consécutives au « massacre de Sharpeville » (2), le gouvernement décrète l’état d’urgence et interdit les rassemblements publics de plus de dix personnes, forçant les musiciens, dont les Jazz Epistles de Masekela, à jouer dans des lieux secrets. Surveillé par les autorités, Hugh n’a d’autre choix que de s’exiler : « Quand l'avion a décollé, c’était comme si j’étais libéré d’un poids énorme. Comme si pendant vingt et un ans, j’avais été constipé », écrit-il dans son autobiographie Still grazing (3).
Réfugié au Royaume-Unis puis aux États-Unis, le musicien fait de la scène une tribune contre l’apartheid. Sa trompette, son bugle ou son cornet à pistons cognent ou virevoltent selon l’humeur et l’horizon du moment. En concert, le point levé, Hugh chante, crie, conjure, dénonce la tyrannie, le racisme et la misère. Ainsi, dans Stimela, l’un de ses plus grands succès datant de 1974, Masekela se cale sur le rythme d’un train à vapeur pour raconter l’enfer des mineurs, tassés dans des tortillards de fortune pour rejoindre la mine. Rêvant certainement d’attraper le wagon de la liberté. Le musicien a forgé sa griffe dans les complaintes blues des mineurs de Witbank, sa ville natale. À l’âge de neuf ans, il déménage avec sa famille à Johannesburg. « J’ai grandi dans le township d'Alexandra en soutenant l’ANC (4) et en considérant Nelson comme une figure paternelle », explique-t-il dans une interview accordée en février 1990 au quotidien The San Diego Tribune (5).
Une lettre et une chanson
« En 1985, pour mon anniversaire, Nelson Mandela m’a envoyé une carte de vœux, une lettre qui avait été sortie en cachette de la prison de Pollsmour. C’était juste une lettre, mais cela m’a bouleversé. Je me suis mis au piano et j’ai commencé à chanter Bring back Nelson Mandela », se souvient Hugh Masekela dans un message posté sur son site en 2013 (6).
Comme à son habitude, l’artiste ne se perd pas en métaphores, ses vers sont courts et directs. Trois phrases, trois couplets resserrés imaginant Madiba se promener librement dans les rues de son pays. « Ramenez Nelson Mandela, ramenez-le chez lui à Soweto / Je veux le voir marcher dans les rues d’Afrique du Sud (demain) / Ramenez Nelson Mandela / Je veux le voir marcher main dans la main avec Winnie Mandela (plus de Pollsmoor). » Pollsmoor, sinistre centre carcéral surpeuplé et gangréné par la violence, où Mandela a été transféré après dix-huit ans de détention à Robben Island. Entre chaque couplet, Masekela scande « Mayibuye », un terme de la langue xhosa signifiant « qu’il revienne ».
Le titre s’ouvre sur une introduction de guitare sautillante, de type rumba congolaise, rejointe par les chants tribaux, rythmés par un synthé, une basse, une batterie et des percussions. La trompette de Masekela entre dans le cercle, soutenue par des chœurs triomphants. Des accords majeurs, un tempo enlevé, ce titre est une danse, une célébration, comme si Hugh fêtait déjà la libération de Madiba. Hugh Masekela rêve d’une nation arc-en-ciel, à tous les niveaux. Son jazz marie le répertoire traditionnel, tel le mbaqanga, une musique issue de la culture zouloue, aux esthétiques occidentales, bebop et funk en tête.
Masekela, Makeba & Mandela
Dès sa sortie, la chanson est interdite par les autorités sud-africaines. Cela ne l’empêche pas d’être régulièrement reprise lors des grèves et des émeutes qui embrasent le pays dès 1986, avec l’insurrection de cinquante-quatre townships. À l’instar des États-Unis, la communauté internationale durcit sa position contre l’Afrique du Sud, certains pays (Suède, Danemark et Norvège) lui imposent des embargos. Les musiciens ne sont pas en reste : le 11 juin 1988, pléthore de stars internationales se réunissent au stade de Wembley, en banlieue de Londres, pour un concert hommage célébrant les soixante-dix ans de Nelson Mandela. Un méga show d’une durée de onze heures, diffusé dans une soixantaine de pays pour une audience de six cents millions de téléspectateurs ! Hugh Masekela s’y produit en duo avec son ex-épouse Miriam « Mama Africa » Makeba (7).
Le 11 février 1990, après vingt-sept ans de captivité, Nelson Mandela sort de prison, aux côtés de Winnie, tous deux sourires aux lèvres et les poings levés. L’image fait le tour du monde. Au même moment, dans un étrange jeu de miroir, le musicien foule à nouveau le sol sud-africain, après trois décennies d’exil. Un an avant l’abolition de l’apartheid, le 30 juin 1991. Mandela et Masekela n’ont pas fini de se croiser : en 2010, Hugh joue lors de la cérémonie d’ouverture de la coupe du monde de football à Johannesburg, sous les yeux de Madiba et de millions de téléspectateurs. Ce soir-là, il n’interprète pas Bring him back home, mais son autre tube, Grazing in the grass, car Mandela est revenu.
Par Benoît Merlin
Notes :
(1) Terme afrikaans, l’apartheid signifie « séparation ». Promulguées 1948, les lois d’apartheid instaurent une ségrégation raciale au profit de la minorité blanche, descendante des « Afrikaners », les colons néerlandais.
(2) En mars 1960, une manifestation pacifiste, réunissant femmes, enfants et ouvriers, dans le township de Sharpeville à Vereeniging, dans le Transvaal, se solde par 69 personnes tuées par la police. Des émeutes éclatent, suivies d’une grève générale.
(3) Still grazing : The musical journey of Hugh Masekela de Hugh Masekela et D. Michael Cheers (Crown Archetype, mai 2004)
(4) Fondé en 19921, l’African National Congress est un parti politique qui mena la lutte contre la ségrégation raciale. Nelson Mandela créa sa branche militaire, L’Umkhonto we Sizwe (« Lance de la nation » en zoulou) en 1961. L’ANC est déclaré hors-la-loi entre 1960 à 1990.
(5) Interview publiée dans le journal The San Diego Tribune, 13 février 1990
https://www.sandiegouniontribune.com/2018/01/24/hugh-masekela-remembered-in-this-1990-interview-he-and-miriam-makeba-celebrated-nelson-mandelas-freedom/
(6) https://hughmasekela.co.za/news/bra-hugh-remembers-mandela/
(7) Hugh Masekela et Miriam Makeba interprètent le titre Soweto Blues, l’un des succès de la chanteuse composé par le trompettiste, qui évoque le soulèvement de Soweto. Le 16 juin 1976, près de 20 000 élèves noirs de l’enseignement public secondaire manifestent contre l’introduction de l’afrikaans comme langue officielle d’enseignement dans les écoles locales. La police tire à balles réelles sur la foule, tuant vingt-trois manifestants.
À visionner : https://www.youtube.com/watch?v=NG3oKb2JQow
Concert donné à Harare, au Zimbabwe, en 1987 lors de la tournée africaine de Paul Simon pour lutter contre l’apartheid.
Copyright des photographies :
- © Gregory
- © Archives de l'artiste
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