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Le rôle des sciences comportementalesdans les politiques publiques

Rédaction Tilt le 07/05/2024

🧠   Niveau « Je me débrouille »

Pourquoi certaines politiques publiques ne sont pas efficaces ? Qu'est-ce qui fait qu'elles ne sont pas bien adoptées par la population ? C'est ce qu'étudie Arno Fontaine, coordinateur du programme sciences comportementales à l'AFD ! Il te décrypte tout ça dans ce nouveau Mastertilt.

Issu d’une formation d’économiste et passionné de neurosciences, Arno Fontaine est coordinateur du programme sciences comportementales de l'AFD. Il travaille sur une offre de services prenant en compte la psychologie sociale dans les opérations financées par le Groupe AFD.

photo Arno Fontaine

Tilt : Quand on parle de sciences comportementales, de quoi parle-t-on exactement ?  

Arno Fontaine : Les sciences comportementales (ou cognitives) sont un domaine pluridisciplinaire qui vise à comprendre comment les individus prennent des décisions, agissent et interagissent dans différents contextes. Elles se situent entre la psychologie, les neurosciences et l’économie, et analysent les choix individuels et collectifs et la manière dont nous agissons. On y étudie typiquement que nous ne sommes pas pleinement rationnels dans nos activités quotidiennes et qu’un certain nombre de biais, d’heuristiques (raccourcis) de pensée viennent jouer un rôle dans nos prises de décision.

Les sciences comportementales montrent également que nous fonctionnons avec un cerveau à deux vitesses

  • le système 1 : rapide et intuitif, il correspond aux décisions de la vie de tous les jours
  • le système 2 : plus lent et analytique, il est adapté aux prises de décisions complexes. 

Cette oscillation entre ces deux vitesses de la pensée, par les raccourcis qu’elle entraîne, est source de biais, de bruits et d’erreurs de raisonnement.

Tilt : Quel est le lien entre les sciences comportementales et les projets d’aide au développement ?

AF : Souvent, nous nous rendons compte que les projets d’aide au développement que l’on finance, que ce soit des infrastructures, des solutions de santé, des opérations de réduction des déchets, des réseaux de transport, d’économie d’énergies, de promotion d’égalité de genre, etc., ne sont pas pleinement appropriées par les populations. Il existe en réalité un certain nombre de barrières psychologiques (souvent non conscientes) qui font que les usages n’évoluent pas comme on pourrait l’imaginer malgré la bonne connaissance que nous pouvons avoir du terrain.

Un exemple : une campagne de sensibilisation à grande échelle vise à inciter des ménages à faire des économies d’énergie. Ce n’est pas parce que l’information est bien transmise que les pratiques vont évoluer et que les habitants vont vraiment, baisser leur consommation d’électricité, et ce, même s’ils y sont favorables. Au contraire, les études montrent que l’information n’entraîne souvent pas une action en raison d’un certain nombre de barrières psychologiques (et souvent non conscientes) : préférence pour le temps présent, poids des normes sociales, influence des pairs, force des habitudes, manque d’incitations financières, etc.

C’est là que les sciences comportementales entrent en jeu : elles analysent en détail comment les individus se comportent, elles identifient les freins aux changements de comportement dans une situation donnée, et travaillent ensuite sur les mécanismes les plus efficaces pour favoriser une évolution de comportement. Elles peuvent faire plusieurs tests pour observer quels instruments sont les plus efficaces dans une situation donnée.

Tilt : Comment les sciences comportementales peuvent-elles nous aider à définir de meilleures politiques publiques ?

AF : Les sciences comportementales n’ont pas la prétention de définir de meilleures politiques en tant que telles. Elles apportent plutôt une touche méthodologique : si l’on souhaite qu’un projet fonctionne, ou qu’une politique publique soit efficace, nous ne pouvons occulter la manière dont les populations vont réagir à ce que nous mettons en œuvre sur le terrain.

Alors que l’appropriation aux changements peut nous sembler innée à première vue, ce n’est en réalité pas du tout le cas : ce qui nous importe ici, c’est ce que l’on appelle la théorie du dernier kilomètre : l’étape finale, grâce à laquelle des projets ou politiques publiques bien construites vont être, effectivement bien mis en œuvre avec les populations, sur le terrain. Et souvent, ce sont de tout petits changements : par exemple le fait de fournir une aide pour remplir un formulaire, ou encore la modification du choix par défaut, ou des information  sur la norme sociale… Tout cela peut faire évoluer le comportement de beaucoup de personnes, à un niveau très micro.

Tilt : Dans quels domaines spécifiques des politiques publiques, les sciences comportementales sont-elles déjà appliquées ? 

AF : Dans tous les domaines (ou presque) ! Bien que récente, la discipline est extrêmement transversale, et regroupe une multitude de revues de littérature, d’analyses empiriques, qui s’appliquent sur des sujets très divers et dans de très nombreuses géographies. Le sujet de la transition environnementale est très parlant bien sûr, car il est maintenant connu qu’il existe énormément de barrières de passage à l’action, malgré notre volonté d’agir (par exemple une préférence pour le temps court, un caractère invisible de nos actions, l’échelle du problème auquel on s’adresse, etc.).

En réalité, dès qu’un utilisateur final ou un agent au travail est impacté par une politique, une réforme ou un changement, les sciences comportementales sont pertinentes pour comprendre son comportement et les leviers d’action.

Prenons le cas des déchets : nous nous rendons souvent compte, sur le terrain ou grâce à nos évaluations d’impact, que, malgré des campagnes de sensibilisation adressées à une population, la quantité de déchet ne diminue pas significativement. Cela tient souvent à des barrières psychologiques ou contextuelles qui freinent le passage à l’action, par exemple une mauvaise perception du danger que ça représente pour l’environnement, pour la santé, un manque d’alternatives, un mécanisme de mimétisme avec les voisins, une habitude familiale, une incitation financière, un éloignement des poubelles communes du lieu de résidence, etc.

La Banque mondiale travaille beaucoup sur ce sujet, et par exemple pour favoriser le taux de recyclage en Argentine : grâce à une étude de terrain, ils ont mis en œuvre une expérience « randomisée » (total de 4800 ménages tests ciblés à revenus élevés et intermédiaires), en envoyant des lettres et des calendriers magnétiques contenant des indications pratiques et messages ciblés pour le recyclage des déchets par les ménages. Après évaluation des différentes interventions, ces incitations douces ont permis de doubler la séparation des déchets de 31% des ménages dans les habitations tests en 2 semaines. Plus de 80% des ménages ont gardé les calendriers distribués et le coût de l’opération a été équivalent à 55$ par habitant.

Tilt : C’est quoi, un « nudge » ? 

AF : Le nudge est souvent l’instrument de sciences comportementales le plus anecdotique - voire réducteur. Il s’agit de petits changements dans notre environnement qui visent à modifier la manière de nous comporter

L’exemple le plus largement connu a été déployé dans les années 1990 dans les toilettes de l’aéroport d’Amsterdam : alors que des problèmes de propreté se posaient, une mouche a été dessinée au fond des urinoirs, afin d’inciter les hommes à viser le dessin, sans indication spécifique ou contrainte. En ajoutant ce simple signe, l’homme est moins tenté d’uriner à côté, réduisant les risques d’éclaboussures et a eu comment conséquence une baisse drastique des frais de nettoyage des toilettes de l’aéroport.

En réalité, il existe une multiplicité de nudges que nous retrouvons dans la vie quotidienne : 

  • des nudges informatifs (comme le nutriscore)
  • des nudges d’engagement social (des messages du type « 90% des visiteurs laissent tel endroit propre »)
  • ou des nudge de rappel (les infographies dans le train qui nous rappelle de ne pas oublier nos bagages)

La discipline des sciences comportementales va en revanche bien au-delà : elle travaille sur le design de plateformes, la refonte de formulaires, la personnalisation de l’information, l’approche non consciente, l’engagement social, toujours de manière à faciliter le passage de l’intention à l’action des citoyens ou agents au travail.

Tilt : Est-ce que ce mode d'action publique (les nudges) ne réduit pas les individus à des cibles passives ?

AF : Lorsqu’on utilise ces instruments comportementaux, une attention éthique est indispensable : on ne cherche ni à forcer ni à manipuler les individus. Les sciences comportementales visent à comprendre les éléments qui posent problème lors du passage à l’action pour quelqu’un qui en a l’intention. Si une personne ne souhaite pas adopter un comportement, rien ne la force et chacun garde une totale liberté de choix

En tout état de cause, et étant donné qu’il s’agit de travaux qui concernent la psychologie humaine, l’OCDE produit un certain nombre de documents et guides méthodologiques pour adopter cette attention étique : les problèmes adressés doivent être consensuels et non politiques, travaillés avec des chercheurs spécialisés en comportement et psychologie, favorisant le bien commun (c’est le concept de « Nudge For Good » , particulièrement cher au Prix Nobel Richard Thaler)

 

Biais cognitifs

Par Rédaction Tilt

Merci à Arno Fontaine pour le partage de son expertise 🙏

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