
Kelmti Horra :
la voix de jasmin
Sa parole est libre. C’est tagué en rouge sur la pochette de son album Kelmti Horra. Chantée d’une voix de velours durant les années de plomb qui aboutiront à la révolution de jasmin. Non pas la première révolution qui qualifie la prise de pouvoir du despote Ben Ali en 1987, mais celle qui aboutira à sa chute. Une voix forte, à la fois singulière et universelle, à l’image de sa musique érigeant un pont imaginaire entre l’icône libanaise Fayrouz et Joan Baez, la « madone des pauvres gens ». Entre les folk songs occidentales et les mélopées orientales.
Emel l’écorchée vive
Au début des années 2000, Emel donne ses premiers concerts à El Teatro, le fief de la culture alternative tunisoise, fréquenté par la frange progressiste du pays, ou dans le club Tahar El Haddad, du nom du célèbre syndicaliste et grand défenseur des droits des femmes.
Sa griffe ? Des protest songs déroulées en arpèges de guitare acoustique, des mélodies en mode mineur, une volonté de porter le fer. En 2008, elle compose Kelmti Horra (« Ma voix est libre ») en mettant en musique les vers d’un poème de l’écrivain franco-tunisien Amine Al Ghozzi.
Bien que la complainte débute sur des chœurs apaisés, introduisant de chaleureuses cordes acoustiques (guitare, violons, violoncelle), sobrement rythmées d’une derbouka et d’un tambour, elle promet des lendemains qui déchantent aux sbires (les « chiens ») de l’autocrate Ben Ali. Premier couplet : « Je suis le droit des opprimés / Arraché par des chiens / Qui pillent le pain quotidien / Et ferment les portes devant l’éclat d’idées. »
La jeune chanteuse tunisienne monte dans les aigus, accompagnée par les déchirures de violon qui semblent illustrer le cri du peuple. « Je suis une épine dans la gorge de l’oppresseur », continue-t-elle. Sa voix ne tremble pas, puis à la fin, se fond dans les chœurs formant un diapason contre l’oppression. Dans le dernier couplet, Emel prévient : « Du fer, je forme l’argile », et finit sur ce vers : « Je suis une des cartouches ». Elle ne croit pas si bien dire.
La chute du « l’ogre de Carthage »
14 janvier 2011. Zine el-Abidine Ben Ali est renversé et prend la fuite en Arabie Saoudite après un mois d’insurrection et des années de tyrannie. Les premiers soulèvements ont débuté en 2008 dans le bassin minier du sud de la Tunisie. Durant cette période, Emel ne cesse de poster ses chansons contestataires en ligne et relaie la colère des étudiants, interdits de cours à cause de leurs activités syndicales. Elle-même a fait partie d’un syndicat étudiant de gauche, l’Union générale des étudiants de Tunisie (Uget), composé entre autres de fils de dissidents emprisonnés.
Le 17 décembre 2010, le destin de la Tunisie bascule : à Sidi Bouzid, Mohamed Bouazizi, un vendeur ambulant à qui les policiers ont confisqué sa marchandise, s’immole devant la préfecture. Deux jours plus tard, lors d’un concert à Sfax, Emel entend parler de cet acte désespéré. Révoltée, elle lui dédie un morceau le soir même. Dès lors, le suicide de Bouazizi déferle sur les réseaux sociaux et met le feu aux poudres. Le Printemps arabe est en marche.
Lors de la première grande manifestation du 27 décembre à Tunis, Emel l’insoumise reprend Kelmti Horra a cappella. « J’avais très peur, car on s’attendait à n’être qu’une poignée comme d’habitude, et là, on a découvert une rue noire de monde. Les manifestants débordaient les cordons de policiers armés jusqu’aux dents. On secourait des personnes tabassées, en sang, d’autres couraient dans tous les sens pour éviter les coups, c’était irréel ! », se confie-t-elle. (1)
La vidéo de cet événement devient virale sur le net, mais les autorités ne prennent pas conscience de l’ampleur du phénomène. Pendant près d’un mois, les manifestants battent le pavé au son de Kelmti Horra. Leur parole est enfin libérée. « Durant la révolution, j'ai été blacklistée, interdite de radio et de télévision, excepté quelques animateurs qui prenaient des risques en diffusant mes titres soit très tôt le matin, soit en pleine nuit. Les derniers jours de janvier, ma chanson Kelmti Horra a été tout simplement virée de la base de données de la radio nationale tunisienne. Quant à ma page Facebook, qui regroupait 30 000 fans, elle a été supprimée », se rappelle la chanteuse.
« Je ne veux plus me taire »
Malgré la censure, le chant libérateur d’Emel Mathlouthi résonne également en Égypte, en Lybie et en Syrie, devenant l’hymne du Printemps arabe. Le 9 octobre 2015 à Oslo, l’artiste est invitée à interpréter son titre, en version symphonique, lors de la remise du prix Nobel de la paix au quartet du dialogue national, une réunion de quatre organisations tunisiennes qui œuvrent pour la transition démocratique. Emel la rebelle fait entendre sa voix sur la plus prestigieuse des tribunes.
« Kelmti Horra ? C’est l’histoire de la Tunisie, entre 2008 et 2011, vue par les yeux d’une étudiante révoltée, à la parole libre. À travers ses larmes d’immigrée aussi », résume celle qui vivait à Paris à l’époque des premières émeutes, mais qui retournait régulièrement dans son pays d’origine pour participer aux manifestations. Et d’ajouter : « Avant la révolution, un slogan circulait dans les magasins tunisiens, disant : "Je ne veux plus..." Chacun concluait la phrase selon ses envies. Moi, j'avais écrit : "Je ne veux plus me taire" et l’avait marqué sur ma guitare. C’est devenu "Kelmti Horra","ma parole est libre". »
Par Benoît Merlin
À visionner :
- Clip officiel
- Version a cappella, Tunis le 27 décembre 2010
- Version symphonique lors de la remise du prix Nobel de la paix le 9 octobre 2015 à Oslo
Note :
(1) Interview parue dans le magazine Music en 2012
Copyright des photographies :
- © Amber Gray
- © Ilyes Sasi Alamy Images
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