Chair : Le féminisme à fleur de peau
Le 8 mars 2020, à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, la jeune autrice-compositrice-interprète sort le titre Chair. Ce témoignage intime, dans lequel elle évoque son avortement, va marquer les esprits au moment où se remobilisent les mouvements anti-avortements.
Barbara Pravi, marquée dans sa propre chair
Dès le début de sa carrière solo, Barbara Pravi s’engage dans la cause féministe en mettant en ligne, chaque 8 mars, une chanson qui défend les droits des femmes. En 2018, elle réécrit les paroles du titre Kid d’Eddy de Pretto en adoptant un point de vue féminin. Le vers « Tu seras viril mon kid » de la version originale devient ainsi « Tu seras gentille/docile ma fille ». Deux qualités que la société attend des femmes, sommées de tout accepter sans se rebeller.
L’artiste se glisse également dans la peau d’une femme battue par son compagnon dans le morceau Pervers narcissique de Black M. Enfin, en août 2020, Barbara Pravi fait partie des 39 femmes qui enregistrent une reprise de Debout les femmes, l’hymne du Mouvement de libération des femmes entonné la première fois en mars 1971.
Celle qui a été révélée par le spectacle musical Un été 44 de Valéry Zeitoun, fin 2016, se sert de la scène et des réseaux sociaux comme de tribunes. Lutte contre les féminicides, droit des femmes à disposer de leur corps, parité… Ces combats féministes sont d’abord les siens, au quotidien : elle-même a été victime de violences conjugales (sa chanson Le malamour) et a subi un avortement. Tout cela est inscrit dans sa Chair (1). Elle va le raconter face caméra, dans un clip qui entend briser la mécanique de la honte.
Pravi répond aux anti-avortement
« 8h27 / Le ciel bleu rend presque l’hôpital joli, presque / T’as 17 ans, quasi 17 et demi / Une boule immense dans le cœur / Tu traverses la cour / T’espères croiser personne / Que ça dure pas longtemps / Une pilule puis voilà / La honte ? Elle passera ».
La future révélation féminine des Victoires de la Musique 2022 décrit son IVG d’une voix posée, slamée, presque blanche, comme s’il s’agissait d’un rendez-vous médical. Son récit est au présent, rappelant que cette opération se déroule tous les jours en France. Et que même s’il s’agit du droit fondamental des femmes de disposer de leur corps, cette intervention reste une souffrance psychologique engendrée notamment par la stigmatisation.
Comparée à l’illustre Barbara, la jeune dame en noir entame son deuxième couplet sur quelques notes de piano sur le fil. Des points de suspension dans l’existence. « T’es comme l’enfant percé que le futur remplira, mais c’est trop tôt pour ça. » Son regard s’assombrit : « Barbara, vous êtes sûre ? » Elle marque une pause, un silence pesant. Cette Barbara, c’est elle. Mise en abyme, abîmée. Peut-être aussi est-ce un clin d’œil à la chanson Non tu n’as pas de nom d’Anne Sylvestre, sortie en 1975, la première à démystifier l’avortement, un an avant que la loi Veil légalise l’IVG en France.
Son ton se durcit lorsqu’elle évoque les réactions extérieures, les regards de biais et les violences verbales, tous ces jugements qui constituent la double peine des soi-disant « filles faciles »: « On t’explique la vie / Autour ça s’agite / Et puis, y’a cette phrase qu’on te jette à la gueule : "Mais vous n’êtes qu’une pute ! / C’est ce qui arrive, bah ouais ! / Vous êtes pas protégée et vous serez p’t’êt stérile, il fallait y penser" / Bien sûr que tu y as pensé… 8h50 / Tu sors de cette pièce effondrée, pleine de culpabilité ». Sommée de s’excuser d’exister.
Barbara rejoint ses choristes, portant bérets et foulards noirs ; elles scandent sans interruption les mots « Ma chair / Mon corps ». Ni putes ni soumises, les panthères noires sont dans la place, en mode guerrière.
Des chairs « presque » guéries
Dans le couplet suivant, Barbara, désormais vingt ans, regard résigné, décrit la « confiance à zéro », la croyance que « le sexe est lié à la violence ».
Au troisième couplet, la Barbara de 26 ans esquisse un léger sourire. « Maintenant tu t’écoutes / Tu sais que t’as le droit de te laisser aller / Et de te dire "Je t’aime" / D’offrir à ta peau des tas d’autres souvenirs / De l’amour, du respect, des baisers, du désir ». Le ciel bleu rend le boulevard joli. « Presque », nuance-t-elle, comme pour rappeler que rien ne cicatrise jamais vraiment. Pourtant, à l’image du crescendo qui conclut la chanson et semble l’emporter vers la surface, Barbara et ses sœurs sont en mouvement : « Avançons vers nos chairs chéries / Avançons vers nos chairs guéries ».
Deux ans après cette chanson, en juin 2022, la Cour suprême des États-Unis annule l’arrêt Roe v. Wade qui accordait aux femmes le droit d’avorter dans tout le pays. Désormais, chaque État est libre d’interdire l’IVG. La même année, en France, le nombre d’interruptions volontaires de grossesse atteint son plus haut niveau depuis 1990, avec 234 300 IVG enregistrées (2).
En 2024, la France devient le premier pays du monde à inscrire explicitement dans sa Constitution le droit des femmes de recourir à l’avortement. Pourtant, près de cinquante ans après la loi Veil qui dépénalise l’avortement, des femmes qui font le choix d’interrompre leur grossesse sont encore bien souvent stigmatisées en France. Et, bien que ce droit soit inscrit dans les constitutions de nombreux pays, des avortements clandestins sont encore largement pratiqués à travers le monde. Selon une étude du Center for Reproductive Rights, 40% des femmes dans le monde vivent dans des pays où la législation restreint l’accès à l’IVG. Chaque année, 39 000 décès sont causés par des avortements non sécurisés, estime l’OMS (3).
Par Benoît Merlin
Sources :
(1) Cette chanson figure dans la bande originale du documentaire IVG, Le droit d’en parler de Léa Bordier, sorti en 2023. Musique composée par Camille Riey.
(2) Selon une étude la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation des statistiques, publiée en septembre 2023.
https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2023-09/ER1281MAJ.pdf
(3) Rapport de l’OMS, publiée le 25 novembre 2021
À visionner :
https://www.youtube.com/watch?v=wXozTRb1ptw
Crédit photo :
Photographie 1 : © Gayatri Malhotra / Unplash
Photographie 2 : © Gayatri Malhotra / Unplash
Photographie 3 : © Gayatri Malhotra / Unplash
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