Biodiversité en ville : pourquoi c’est crucial ?
Rédaction Tilt le 15/05/2023
6 min de lecture 🧠 Niveau « Je me débrouille »
On a tendance à penser que la ville est l’ennemie de la biodiversité. De nombreux risques pèsent sur le vivant en milieu urbain et il est crucial de le préserver à travers un aménagement durable respectueux des écosystèmes et de la faune et la flore. Aurélie Ghueldre, experte à l’Agence française de développement décrypte pour Tilt ce sujet passionnant.
Aurélie Ghueldre est architecte urbaniste. Elle travaille comme responsable d’équipe projet à l’Agence française de développement où ses missions consistent à préparer, accompagner et financer les projets durables des villes et territoires du Sud.
Tilt - Qu’est-ce que c’est la biodiversité en ville ?
Aurélie Ghueldre - Quand on parle de biodiversité, on parle du vivant dans son ensemble : les végétaux, les insectes et autres animaux, mais aussi tous les écosystèmes dans lesquels ce vivant vit, se déplace et se reproduit. On l’oublie souvent, mais les habitants des villes, les citadins eux-mêmes sont inclus ! Dans un environnement urbain, pour parler de ces écosystèmes, on utilise la notion de « trames » :
- Les trames bleues font référence aux fleuves, aux rivières, aux littoraux, aux espaces humides…
- Les trames vertes correspondent à toutes les zones urbaines végétalisées comme les espaces verts, mais aussi des plantations d'alignement en ville
- Les trames brunes, c’est le sol en pleine terre
- Les trames grises font référence à l’air
- Les trames noires qualifient les espaces qu’ on peut encore préserver de l'obscurité.
Pourquoi utiliser ce concept de « trames » ?
On utilise cette notion de trames ou de corridors car la continuité est un des éléments qui favorise la biodiversité urbaine. Une des particularités de la biodiversité, c'est qu'elle a besoin, comme son nom l'indique, de se mélanger pour rester diverse, à la fois en termes d’espèces, mais aussi de diversité génétique au sein d'une même espèce.
Lorsque les espaces sont fragmentés, même si certaines zones jouent un rôle de puits de biodiversité*, les espèces qui y sont présentes ont finalement peu d'échanges avec d'autres espèces et les milieux ont tendance à s'atrophier.
Biodiversité urbaine : quelle est la situation actuelle et comment évolue-t-elle ?
La situation est bien évidemment très variable selon les villes, les climats, mais aussi les cultures et le rapport que l'on peut avoir au vivant. On a pris conscience, notamment pendant la période de COVID-19, que même dans les habitats dominés par la présence de la vie humaine et à priori très artificialisés, le vivant peut revenir et se régénérer très vite en ville. On a tous en mémoire les images d'animaux considérés comme sauvages, reprenant possession des parcs ou des rues.
On s’est aussi rendu compte qu’on avait besoin de cette présence et de cette relation quasiment quotidienne avec les espaces verts, le végétal et les animaux et que c’est ce vivant qui nous nourrit.
Quels risques pèsent sur la faune et la flore en milieu urbain ?
Selon l’IPBES**, le groupe d’experts équivalent du GIEC pour la biodiversité, les deux principaux facteurs de risque sont la pollution et le changement d'usage des sols.
Tout l'enjeu est d'essayer de réduire les pressions qui sont liées à la pollution de l'eau, des sols, de l’air, mais aussi en matière d’acoustique. Il est également important de préserver l'obscurité dans certaines parties de la ville (on ne peut bien sûr pas le faire partout), ce qui est en complète convergence avec les objectifs de réduction d'utilisation de l'énergie.
Concernant le changement d'usage des sols, l’objectif, c'est de réduire au maximum les surfaces artificialisées en limitant les extensions des villes ou en les concevant différemment et de réduire la fragmentation des écosystèmes.
Quelles actions peut-on entreprendre pour mieux préserver la biodiversité ?
Il faudrait changer de modèle : être dans une logique de collaboration avec la nature, et non plus d'instrumentalisation ou de contrôle absolu. Cet objectif, je le résume en 4 lettres, « R.I.D.E », qui permettent d'avoir un plan d'actions tout simple et de l'adapter à chaque contexte de ville :
- R : réduire les pressions
- I : interconnecter les espaces et les écosystèmes existants
- D : diversifier à la fois les espèces présentes mais aussi les strates végétales
- E : échanger les savoir-faire, évaluer, mais aussi laisser exister, c'est-à-dire laisser de la place au vivant pour qu’il s'exprime et ne pas toujours être dans le contrôle
As-tu des exemples en France de mesures innovantes pour préserver la biodiversité ?
Pour la partie « réduction des pressions », une mesure a été prise à l’échelle nationale en France, en 2017, pour interdire l’usage de produits phytosanitaires chimiques dans les milieux urbains. C'est une mesure écologique concrète issue de politiques publiques qui ont impacté l'ensemble des territoires urbains français et qui ont complètement changé la façon de gérer la nature en ville et d'entretenir les espaces publics.
Après, à l’échelle des villes en France, il y aurait plein d'exemples à donner, mais celui de la métropole de Nantes est particulièrement intéressant. C’est un territoire avec beaucoup de communes agricoles à l'échelle de l'agglomération qui sont soumises à une grosse pression urbaine. La logique de la métropole a été d’agir sur deux leviers : la planification pour sanctuariser des espaces agricoles et des espaces naturels et le système alimentaire. La métropole a adopté une mesure qui vise à faciliter la réinstallation de jeunes agriculteurs, essentiellement bio, et à fournir les cantines scolaires en bio en grande partie. Ça veut dire que la métropole elle-même génère des circuits courts et favorise la biodiversité urbaine à sa propre échelle, dans son système alimentaire.
Et un exemple d’une ville inspirante à l’international qui a mené un aménagement durable ?
Là aussi de nombreuses villes pourraient être citées. J’ai un exemple qui se trouve sur le continent sud-américain où il y a de grosses problématiques liées aux quartiers précaires et informels occupant des espaces non contrôlés et souvent fragiles (notamment sur des berges). Au Brésil, la ville de Curitiba a choisi la rivière Barigui comme un des fils conducteurs de sa politique urbaine depuis 1970 en y développant des grands parcs linéaires.
L’objectif de cet aménagement durable est de permettre à des parties de la rivière de retrouver leur lit naturel pour qu’elles jouent le rôle hydraulique et ainsi éviter les inondations. Mais aussi de permettre la réinstallation des populations précaires qui vivaient près de la rivière sur des terrains sécurisés à proximité. C'est une approche pragmatique : les nouveaux espaces publics créés ont autant un rôle écologique, de régulation de crues que de loisirs ouverts à toute la population.
L'innovation n’est pas tellement sur les aspects technologiques. Mais plutôt sur la démarche qui considère tous les éléments favorables à la biodiversité urbaine comme le point de départ de la conception des projets et des politiques, au même titre que les besoins sociaux de la population. On pourrait le résumer en parlant de l'approche socio-écologique de la ville.
Est-ce que la présence de biodiversité en ville peut aussi avoir parfois un effet négatif, sur la santé par exemple ?
Sur cette question, j’ai encore en tête, un débat très enflammé que j’ai eu avec des ingénieurs hydrauliques qui considéraient que réintroduire du végétal en ville (plantes, arbres, fleurs, …) ou maintenir des zones humides, c'était forcément favoriser des foyers à moustiques et donc les maladies.
En réalité, ce sont les pressions urbaines, les pollutions et le dérèglement des écosystèmes qui suppriment l’équilibre et la régulation naturelle. En l’occurrence ici, la régulation de ces insectes s’effectue par les oiseaux ou d’autres prédateurs.
Je pense que justement le problème ce n'est pas la biodiversité en ville, mais la bioconcentration, c’est-à-dire la concentration d’une seule espèce sans ses régulateurs. C'est la diversité qui permet de garder un équilibre. Quand on casse l'équilibre, évidemment, on se retrouve avec des phénomènes qu'on ne maîtrise plus.
Quels sont les services rendus par la présence de biodiversité en ville ?
On a parlé de l'alimentation, mais il y a bien d'autres services dont on a besoin et d’autant plus pour affronter le changement climatique. Ces services écosystémiques sont généralement gratuits, beaucoup plus performants, parfois irremplaçables et non substituables par des technologies.
Par ailleurs, ces services permettent de limiter les charges et les coûts d'entretien pour les collectivités, de réduire les températures et les îlots de chaleur et de limiter l'usage d'énergie pour les climatisations.
Par exemple, la biodiversité rend des services sur le traitement de l'eau : les sols vivants sont les premières stations de traitement des eaux avant même les stations d'épuration ! Mais aussi sur la mobilité douce en offrant des cheminements continus et ombragés.
Enfin, la biodiversité en ville crée aussi de l’emploi local, non délocalisable, et du lien social qui est sans doute l’un des défis de nos sociétés de plus en plus urbaines et hélas inégalitaires.
Pourquoi est-ce important d’agir et d’apprendre à mieux cohabiter avec la faune sauvage ?
Nous n'avons pas forcément vocation à cohabiter avec toute la faune sauvage en ville. C’est précisément pour cela qu'il faut préserver la biodiversité en ville et des écosystèmes en dehors des villes et faire en sorte que les villes gagnent de moins en moins de terrain sur les zones naturelles.
En revanche, les villes, elles, peuvent tout à fait intégrer en leur sein ou sur leur frange des grands corridors, qui permettent d'assurer des continuités, qui favorisent les échanges, qui favorisent les rencontres aléatoires entre les espèces et quelque part aussi pour nous en tant que citadins.
On peut d’abord agir sur la conception, c’est-à-dire reconnecter, renaturer les espaces publics et privés et générer des continuités. On peut aussi agir sur la gestion : les espaces se portent d'autant mieux quand on les laisse un peu vivre. Par exemple, il y a un changement culturel aussi à faire, bien que variable selon les contextes, sur les pratiques de tonte, d’élagage, de désherbage.
Il y a quelques années déjà, on a introduit la notion de gestion différenciée des espaces qui consiste à garder, suivant les saisons, des espaces laissés sauvages de façon spontanée, pour qu’ils servent d'espaces refuges pour la faune et la flore. Et à l’inverse, d’entretenir des zones qui sont plus fréquentées. Cette gestion peut être source d'économie, car elle n’impose plus une maîtrise absolue de tous les espaces. Cela implique en revanche d’apprécier une autre esthétique qui est celle de l’expression du vivant.
* Puits de biodiversité : on peut aussi parler de réservoir ou de zone refuge
** IPBES : Plateforme Intergouvernementale sur la Biodiversité et les Services Ecosystémiques
Par Rédaction Tilt
🙏 Un grand merci à Aurélie Ghueldre pour le partage de son expertise !
✊
J'agis
Environnement
L'agonie de la plus grande lagune méditerranéenne
Société
Le rôle des sciences comportementales dans les politiques publiques
Environnement
Les espèces endémiques, c'est quoi ?
Consommation | Environnement
Le sable, une ressource qui pourrait nous filer entre les doigts